Plusieurs Afropéens connaissent des discriminations ethno-raciales liées à l’inégalité des chances dans les domaines de la vie : emploi, logement, espaces publics, contacts avec les institutions, au sein des établissements scolaires, académiques…1
Devant ce constat amer, nous nous proposons de réfléchir sur la théorie de la justice politique de John Rawls en vue de suggérer des principes susceptibles de garantir les droits et devoirs fondamentaux des citoyens au sein d’une société démocratique.
Aux yeux de John Rawls, la justice, sur le plan domestique, est sous-tendue par les deux principaux principes, à savoir, (1) le principe d’égale liberté, (2 a) le principe de la juste égalité des chances et (2 b) le principe de différence ou de solidarité.
Lesdits principes sont disposés selon un ordre lexical. Ce qui revient à dire qu’avant de procéder à l’application du second principe, il faut que le premier principe, celui de la plus grande liberté égale pour tous, soit pleinement réalisé. C’est pourquoi, les revendications au nom de la liberté égale pour tous doivent de prime abord être accomplies, sinon aucun autre principe ne sera mis en jeu. C’est par lui et avec lui, sont sauvegardés ou garantis les libertés fondamentales et les droits égaux pour tous au sein d’une société démocratique. Les plus importantes parmi ces libertés de base égale pour tous sont les libertés politiques (le droit de voter et d’occuper un poste public), la liberté d’expression, de réunion, la liberté de pensée et de conscience ; la liberté de la personne comportant la protection à l’égard de l’oppression psychologique et de l’agression physique comme l’intégrité de la personne ; le droit de propriété personnelle et la protection à l’égard de l’arrestation et de l’emprisonnement arbitraires2. Il importe de noter que les libertés politiques possèdent une valeur équitable ; elles sont égales pour tous. Dans cette optique, l’Etat de droit a pour tâche de protéger ou de garantir les droits et les libertés des citoyens.
John Rawls donne une dernière formulation révisée de ces deux principes de justice comme équité. Premièrement : «chaque personne a une même prétention indéfectible à un système pleinement adéquat de libertés de base égales, qui soit compatible avec le même système de libertés pour tous » ; et deuxièmement : «les inégalités économiques doivent remplir deux conditions : elles doivent d’abord être attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous dans des conditions d’égalité équitable des chances ; ensuite, elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus défavorisés de la société [… ] 3». Dans cette révision, John Rawls souligne que les deux principes de justice expriment des valeurs politiques. Celles-ci comprennent les valeurs de la liberté et de politique égale, l’égalité équitable des chances, l’égalité sociale ainsi que la réciprocité.
Dans notre notice, nous voulons surtout nous appesantir sur le principe de la juste égalité des chances au sens rawlsien et nous nous posons la question principale de savoir en quoi peut-il servir de source d’inspiration chez les Afropéens en vue de faire entendre leur voix face aux discriminations ethno-raciales ? Quelle est donc l’essence du principe de la juste égalité des chances ?
Ce principe consacre l’égalité des chances équitable : tous les citoyens possèdent les mêmes chances d’accès à des fonctions et positions sociales ouvertes. Autrement dit, cette première partie du second principe veut que les inégalités économiques et sociales pouvant exister puissent être attachées à des emplois et à des postes ouverts à tous dans des conditions d’égalité équitable des chances4. C’est ici que résident les contraintes rencontrées par les Afropéens car dans la pratique cette égalité des chances n’est pas garantie de façon effective. Même si la Constitution garantit le principe d’égalité et de non-discrimination, beaucoup d’Afropéens sont discriminés quand ils se lancent dans la recherche d’emploi ou dans celle pour trouver un logement social décent. Les jeunes ont parfois du mal de s’inscrire dans de bons établissements scolaires. Ils sont victimes du système sociétal qui tend à les enfermer dans un « ghetto ». Ils ont souvent le sentiment que les portes leur sont fermées.
De plus, l’on entend souvent parler de la question d’intégration, mais n’y a-t-il pas là un problème lorsque ceux qui font ce reproche confondent l’intégration et l’assimilation ? Ces jeunes issus de parents immigrés pour la plupart. Doivent-ils être assimilés à la culture occidentale ? Cela entraînerait ipso facto le rejet ou l’abandon de leur culture d’origine ou de
leurs parents ? Assis entre deux chaises, c’est-à-dire entre deux cultures, ces jeunes (Afropéens) perdent souvent leur identité ou sont en manque de repères.
Partant du principe de la juste égalité des chances, John Rawls souligne, à titre d’exemple, que la publication d’emplois et de postes n’a pas le droit d’indiquer des critères susceptibles d’exclure les candidats émanant de certains groupes raciaux, ethniques ou ceux de l’un ou l’autre sexe. Car ces critères violent ce principe.
Dans cette optique, il convient de noter qu’il ne s’agit pas tout simplement d’une égalité formelle, mais surtout d’une égalité équitable des chances dans une société démocratique libérale. Cela contribuera à réduire ou à atténuer l’arbitraire, ou mieux, l’influence des contingences naturelles et sociales dans la répartition des avantages communs, c’est-à-dire tirés de la coopération sociale.
C’est pourquoi, aux yeux de John Rawls, il s’avère important d’imposer des conditions structurales de base supplémentaires au système social. D’où, les dispositions du marché libre devront être placées dans le cadre d’institutions politiques et légales susceptibles de régler les courants fondamentaux de la vie économique, et préserver les conditions sociales essentielles à la juste égalité des chances5.
En somme, le principe rawlsien de la juste égalité des chances est pertinent en ce sens qu’il accorde les mêmes chances à tous les citoyens d’accéder à des fonctions et positions sociales. Tel est le cas du système éducatif qui doit garantir à tous l’égalité des chances d’accès aux diverses fonctions et à des postes sociaux. Cela peut contribuer à lutter efficacement contre les discriminations injustes rencontrées surtout par les Afropéens.
Dans le même ordre d’idées, l’article 21, alinéa 2 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme stipule : « Toute personne a droit à accéder, dans des conditions d’égalité, aux fonctions publiques de son pays6».
Certes en Belgique, par exemple, les structures existent au niveau fédéral, régional, communautaire, provincial, communal pour garantir l’égalité des chances. Mais, celles-ci restent inefficaces d’autant plus que les Afropéens éprouvent encore beaucoup de difficultés d’accès à l’emploi, au logement…
C’est pourquoi nous pensons également que les Eglises « africaines » dans l’espace européen, peuvent faire entendre leur voix en dialoguant avec les structures d’utilité publique afin que le principe d’égale liberté pour tous soit d’abord accompli au sein des sociétés démocratiques occidentales comme le préconise John Rawls. Par la suite, elles pourront insister pour que le principe de la juste égalité des chances soit réellement appliqué.
Les Eglises « africaines » peuvent également intervenir pour faire la reliance, c’est-à-dire refaire les liens brisés entre tous les citoyens en vue de participer à la production des conditions de possibilité d’une démocratie digne de ce nom en puisant dans les principes ayant jalonné les enseignements religieux comme l’égalité, la paix, la justice, l’équité, etc. En fait, les Eglises « africaines » doivent participer à la retransmission de la boussole éthique perdue au cours du triomphé de l’hégémonie néolibérale. Ainsi, la démocratie, qui vise le bien commun et cherche à bâtir un Etat de droit et de justice, reviendrait un catalyseur pour le développement.