Le leg des traditions millénaires peut véhiculer des idéologies et des pratiques insidieusement dommageables aux générations légataires. La Bible ne fait pas exception. Et si tout ce qui est transmis au nom de Dieu n’était pas si divin ? Cette notice interroge la transmission de l’une des traditions dites « sacrées » : le deuxième commandement.
Introduction
Dans le livre biblique Les noms (Šemôt)1, au chapitre 20 versets 1 à 17, figure Les dix commandements, un texte respecté qui a parfois été pris pour inspirateur des droits civils et des droits de l’homme2. Récemment, une mère attira mon attention sur son injustice potentielle. Invitée à faire une communication sur la violence supposée des textes bibliques, j’ai voulu savoir si pour les concernés, c.à.d., les croyants pratiquants, il y aurait des textes qu’ils jugeraient violents. Les récits relatant des violences physiques dont le livre de Josué, le dépeçage de la prostituée en Juges 19, etc., me furent désignés. Toutes ces désignations s’accompagnaient d’une certaine prévenance. On s’empressait d’ajouter que ça dépend de (…). Néanmoins, une réponse venant d’une mère croyante immigrée de la région des Grands Lacs africains me surprit : « le commandement où Dieu dit qu’il transfèrera mes fautes sur mes enfants est d’une injustice que j’ai du mal à accepter », dit-elle. On ne peut être plus clair pour illustrer notre impuissance face au poids de l’histoire. Plus particulièrement pour cette région du monde les peuples portent encore le fardeau de l’héritage historique. Mais de manière générale, des legs familiaux, claniques, nationaux et des pratiques géopolitiques internationales hypothèquent parfois la paix de plusieurs générations à venir.
C’est ainsi que cette réponse aussi inattendue que stupéfiante me suggéra un lien de sens entre le nom de l’un des livres contenant ce passage et le phénomène de la transmission. En effet, le titre di livre, Voici les noms, introduit un suspens qui ouvre sur un vaste univers où l’herméneutique du passage incriminé peut se déployer. Le passage en question étant Ex 20 : 4-6 avec un parallèle en Dt 5, 8-10. Ces interdits et leur justificatif choquant sont pourtant d’une profondeur anthropologique qui donne à penser. Le vocable et ses thématiques, – image taillée, représentation, servir, s’incliner –, renvoient à diverses dimensions de l’humain connecté aux univers physiques, sociétaux et spirituels.
Tu ne te façonneras point d’image taillée (פֶסֶל), ni de toute représentation (וְכָל-תְּמוּנָה) de ce qui est en haut dans les cieux, de ce qui est en bas sur la terre, et de ce qui est dans les eaux sous la terre. Tu ne te prosterneras point (לֹא-תִשְׁתַּחֲוֶה) devant elles, et tu ne les serviras point (וְלֹא תָעָבְדֵם) ; car moi, l’Éternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui recense (פֹּקֵד) de l’iniquité des pères sur leurs fils jusqu’à la troisième et la quatrième (génération) de ceux me haïssant (לְשֹׂנְאָי), et qui fait grâce jusqu’en mille (générations) à ceux m’aimant (לְאֹהֲבַי) et gardant (וּלְשֹׁמְרֵי) mes commandements.
On peut convoquer ce triple interdit – ne pas façonner d’images taillées ; ne pas se prosterner devant des représentations et ne pas les servir –, dans diverses situations concrètes touchant la signification de l’Écriture, l’art sacré, le sociopolitique et le spirituel. Retenons trois orientations parmi plusieurs possibles : 1. Les dix commandements comme pièce du mythe fondateur de l’Israël biblique ; 2. Les dieux et les lois religieuses dans l’asservissement des peuples ; 3. La transmission biologique et son expression dans la sphère sociale.
1. Le livre de l’Exode ou « Les noms » et la signification du triple interdit
Le récit fondateur de l’Israël biblique consigné dans le livre de l’Exode, Les noms, est de facture mythique tout en s’enracinant dans des cultures bien historiques. Selon les données dont on dispose, ce qui est raconté ne correspond pas à l’histoire de l’époque où l’Exode est censé avoir eu lieu. Il est placé vers le XIIIe siècle avant notre ère. Or, les Lettres d’El Amarna3 et l’archéologie des cités-états de l’époque, (Guèzèr, Beth-Shéan, Megiddo, Haçor, Lakish) ne laissent aucun doute quant au fait qu’à cette époque-là, c’est plutôt l’Égypte qui était présente en Canaan. Les biblistes s’étonnent du silence des scribes bibliques sur la présence égyptienne en Canaan durant plusieurs siècles consécutifs, de Thoutmosis III (15ème s.) à Ramsès III, (12ème s.). Plus significatif encore, les sites où Israël prend son essor (Silo, Sichem, Béthel, Hébron) racontent une histoire différente de celle de l’historiographie biblique.
N’empêche que la place et les contenus des dix commandements dans le récit exodique soient significatifs. Leur intérêt est à chercher ailleurs que dans l’exactitude historique ou dans leurs valeurs éthiques. Par exemple, la structure du livre en trois parties suit une topographie précise, de l’Égypte à la Montagne de Dieu, ce qui figure un cheminement au sens propre comme au figuré. 1. Ex 1,1-15,21 : la présence des fils de Jacob en Égypte ; 2. Ex 15,22-18,27 : la première partie de la marche dans le désert (la seconde débute en Nombre 11)4 ; 3. Ex 19,1-40,38 : le séjour au Sinaï/Horeb5. Le triple interdit intervient donc lors du séjour au Sinaï où toute une série de traditions autour de l’alliance et de l’édification du sanctuaire vont se mettre en place assignant définitivement la naissance d’Israël à un lieu symbolique, le désert, hors Canaan. Aujourd’hui, cela paraît étonnant mais fascinant. Le décalogue – une sorte de pacte perpétuel-, se situe entre l’annonce et la conclusion de l’alliance entre Israël, un peuple historique, et un dieu nommé Yahvé. Directement après, les fils d’Israël renoncent à être interlocuteurs directs du divin, ils choisissent Moïse comme médiateur. Spinoza dira que là, ils ont failli ; ils ont délégué leur liberté pour endosser le durable statut de dépendants des structures et des dogmes des prêtres (Ex 19,6).
2. Les dieux, les lois religieuses et l’asservissement des peuples
Ex 19,6 : « Vous serez pour moi un royaume de prêtres et une nation sainte (…) ». Le statut de royaume de prêtres est annoncé par Moïse à un peuple qui, paradoxalement, quelques versets plus loin, va trembler quand il va « voir la voix » du divin. Expérience directe qui les fait frémir au point de renoncer à la proximité divine (Ex 20, 18-19) :
Tout le peuple voyait les voix, les flammes et la voix de la trompette ; Et le peuple vit la montagne fumante. Ils tremblèrent et ils se tinrent loin. Ils dirent à Moïse : Parle-nous toi, nous écouterons ; et que Dieu ne nous parle point, de peur que nous ne mourions.
Voir les voix ! De quelle expérience s’agit-il ? Ces versets donnent du fil à retordre aux traducteurs. Le texte invite à une fine, profonde et suave méditation sur l’indicible. Ce n’est pas le sujet ici. Revenons à la sémantique du triple interdit qui révèle une culture émergeant d’une profondeur historique débordant l’Israël biblique. Les formules sont attestées ailleurs comme dans le traité de vassalité assyrien où nous lisons :
Aussi longtemps que nous, nos fils, nos petits-fils vivront, Assurbanipal, le grand prince héritier, sera notre roi et notre seigneur, nos fils, nos petits-fils, que tout ce que les dieux ont mentionné nommément [dans ce traité] nous soit imputé, à nous, à notre semence et à la semence de notre semence6.
Nous, nos fils et nos petits-fils. Trois générations seront asservies et les dieux sont témoins et parties prenantes ! Ces lignes répondent à d’autres toutes aussi surprenantes :
Vous aimerez Assurbanipal, le grand dauphin, fils d’Assarhaddon, roi d’Assyrie, votre seigneur, comme vous-mêmes. (SAA 2 6 : 266-268) ; Vous vous tiendrez à tout ce qu’il dit et ferez tout ce qu’il commande, et vous ne vous chercherez aucun autre roi ou seigneur que lui. (SAA 2 6 : 195-197). Ce pacte (…), vous le direz à vos fils, à vos petits-fils, à votre semence et à la semence de votre semence qui existera après ce pacte et pour toujours (SAA 2 6 : 283 et 288-291)7.
L’exégèse a déjà souligné le parallélisme de ce traité d’Assarhaddon en faveur de son fils Assurbanipal et datant de 672 av. J.C., avec plusieurs textes bibliques dont notre passage8. Ainsi, le cadre initial du triple interdit – clauses de loyauté ou d’exclusivité – est une alliance politique. Socialement, il s’agit ni moins ni plus d’une soumission-servitude. Les scribes bibliques vont le transférer dans le domaine théologique et la loi du roi suzerain devient celle de Dieu. Notons que dans le Moyen Orient ancien, les termes aimer, rejeter ou haïr sont juridiques et non affectifs. Ils sont utilisés dans le cadre des alliances transgénérationnelles. La Bible leur retire ce sens juridico-politique et en fait des termes religieux pour dire le rapport à Dieu. Voir le cas de l’inscription de Khirbet Beit Lei datant du VIe s. av. J.C9. Il va sans dire que, par le même geste, la supervision de la soumission-servitude est transférée à l’intermédiaire, le prêtre, qui édicte les prescriptions.
Ainsi donc, le triple interdit censé garantir la liberté, s’accompagne d’un commentaire qui perpétue la servitude aux intermédiaires des lois divines. C’est cette situation qui est un fait sociétal très répandu que mon interlocutrice a pertinemment perçu comme injuste. Mais elle n’est pas la première à s’en offusquer. Les prophètes Ézéchiel et Jérémie se sont également indignés et ils ont tenté d’en modifier la teneur. Ont-ils réussi ? C’est une autre question. Avec une astuce qui évoque un proverbe au lieu du commandement divin lui-même, ils rejettent la transmission de l’iniquité des pères aux fils :
Qu’avez-vous à répéter ce dicton sur la terre d’Israël : Les pères ont mangé du raisin vert, et les dents des fils ont été agacées ? Par ma vie, – oracle du seigneur Dieu –, vous ne répéterez plus ce dicton en Israël. Oui, toutes les vies sont à moi ; la vie du fils comme la vie du père, toutes les deux sont à moi ; celui qui pèche, c’est lui qui mourra (Ez 18, 2-4 et parallèle en Jr 31, 29-30).
Comme mon interlocutrice dont les enfants hériteraient d’une histoire trouble dont ils ne sont pas acteurs, à la suite de la tourmente exilique et de la destruction de Jérusalem, l’auteur des Lamentations fait une amère constatation : « Nos pères ont failli et ils ne sont plus. Et c’est nous, qui sommes chargés de leurs iniquités ! » (Lm 5,7). Ici aussi, une telle interrogation de la transmission sociale ne peut s’épuiser en une notice. Je n’y retiens que trois points. 1. Que les prophètes ramènent la réalité dont parle Ex 20, 4-6 dans la vie concrète. Le dicton qu’ils convoquent est une sagesse populaire qui s’inscrit au cœur de la vie la plus profane ; 2. L’auteur des Lamentations constate avec amertume que la douleur actuelle est en lien avec les actes des pères. Sous des formes variées, cette réalité est présente au cœur de nos sociétés ; 3. La trajectoire du triple interdit, sa persistance dans le temps, ses filières et modes de transmission rejoignent ce que les sciences sociales et biologiques actuelles nous enseignent.
3. La transmission biologique et sociale
Que Dieu puisse transposer mes fautes à mes enfants, cela me choque dit mon interlocutrice. Tout est dit là, sur les diverses dimensions des rapports de dépendance pour ne pas dire d’assujettissement entre humains. La dimension de la sacralisation-perpétuation de ces rapports et celle de leurs contestations s’enchevêtrent. Non seulement, cette transmission injuste s’observe entre générations mais aussi entre membres d’une communauté où l’innocent porte la faute de ses semblables. Jadis, en Genèse 18,25, Abram aurait formulé la même contestation qu’il a adressée à Dieu contre son projet d’extermination des cités de Sodome et Gomorrhe : Le juge de toute la terre n’appliquerait-il pas le droit ?
Ex 20, 4-6 me semble traduire la problématique sur les conditions d’une appartenance sociale et de la solidarité intergénérationnelle et communautaire qui en découle. Les rapports amicaux tout comme les problématiques se transmettent de génération en génération. C’est un fait de société, plusieurs conflits de notre monde remontent de nœuds non dénoués du lointain passé. Mon interlocutrice assiste impuissante à la perpétuation de la négativité négrière accolée à sa progéniture de génération en génération. Ne voyant pas comment casser cette chaine de transmission de la blessure historique, elle y voit une main d’un Dieu implacable. Elle me confia qu’elle voit un lien entre la malédiction du fils de Noé Cham (Gen 9,25) et le commandement en question. Cette association m’a stupéfaite et elle motive la rédaction de cette note. Si le texte considéré comme sacré a un tel effet, une révision de sa transmission devient urgente. Par ailleurs, prenant acte de la profondeur, de l’étendue et de la complexité du cas de la négritude, je note tout de même que, comme réalité humaine, le phénomène dont parle Ex 20, 4-6 est commun et il concerne une grande diversité de nœuds traumatiques de l’humanité ; d’autres cultures ont posé la question sous forme de récits : Hamlet, Roméo et Juliette etc.
Plus récemment, la découverte du rôle de l’épigénétique dans la transmission culturelle10, – science encore en exploration –, donne la promesse de pouvoir mieux éclairer les mécanismes biologiques de la transmission de ces nœuds traumatiques bien inscrits dans nos corps. Cela permettra de les prévenir mais demande une volonté des acteurs de tous les secteurs de l’action sociale. Dans le cas des traditions scripturaires qui nous occupent ici, un travail herméneutique de déconstruction s’impose car tout ce qui est transmis au nom de l’Écriture n’est pas nécessairement « divin ». Des injustices ont été systématisées et inscrites dans les structures des sociétés : orientations sexuelles et institution du mariage, la femme mère assignée à rester à la maison pour garder ses enfants11, le patriarcat divinisé, le ‘noir’ infériorisé et l’exclusion religieuse.
De manière générale, les projets de sociétés et des communautés religieuses devraient désormais profiter de ces données et retravailler la question des héritages en vue de concevoir des modèles de traditions épurées des nœuds traumatiques avant transmission.
- Il s’agit du livre de l’Exode selon la tradition qui nomme les livres par leurs premiers mots. Le nom d’Exode, exodos, « sortie », vient de la version grecque, la LXX, peut-être en référence à l’expression faire sortir d’Égypte. L’exégèse retient aussi l’expression, faire monter d’Égypte. Les deux sont porteuses de théologie. ↩︎
- Cf. le Léviathan de Thomas Hobbes ; Alain Goldmann, « Les sources bibliques des droits de l’homme », dans Pardès 2001/1 (N° 30), p. 155-164. ↩︎
- On a 382 tablettes écrites en cunéiforme couvrant environ 30 ans de correspondance entre les pharaons Amenhotep III (1390-1353 av. J.C.) et d’Amenhotep IV ou Akhenaton (1353-1336 av. J.C.) avec les rois des cités et des royaumes du Moyen Orient ancien. ↩︎
- La première partie est optimiste tandis que la seconde est parsemée de rebellions contestatrices. ↩︎
- Christophe Nihan et al., Introduction à l’Ancien Testament, Genève, Labor et Fides, 2009, p. 257. ↩︎
- Bernard Levinson, L’herméneutique de l’innovation, Bruxelles, Lessius, p. 39-40 et note 32. Idem, « Esarhaddon’s Succession Treaty as the Source for the Canon Formula in Deuteronomy 13:1 », in Journal of the American Oriental Society 130.3 (2010), p. 337-347. Un modèle de ce traité aurait été trouvé à Tell Tayinat en Turquie, « un traité d’alliance modèle à Tell Tayinat », https://www.mondedelabible.com/un-traite-dalliance-modele/ consulté le 9/08/2023. ↩︎
- Dominique Charpin, « Rites amorrites, traités hittites, adê néo-assyriens et alliances dans la Bible », dans Tu es de mon sang, p. 235-264, https://books.openedition.org/lesbelleslettres/328?lang=fr#text, consulté le 9/8/2023. ↩︎
- Pour une étude comparative des structures et des clauses, cf. D. Charpin, Tu es de mon sang, les alliances dans le Proche Orient ancien, Paris, Les Belles Lettres, 2019 ; Henri Cazelles, « Le Pentateuque comme Torah », in Michel Tardieu, Les règles de l’interprétation, Paris, Cerf, 1987 :35-68. Ici les pages 46-48. ↩︎
- James Sanders, Near East Archeology in the Twentieth Century, New York, Doubleday, 1970, p. 299-306. ↩︎
- Voir la biographie de Gisèle Apter, « Épigénétique et transmission : vers une quatrième dimension », dans Enfances & Psy 2017/3 (N° 75), p. 72 à 81. ↩︎
- On peut s’instruire du cas de l’épouse d’Albert Einstein, la mathématicienne Mileva Marič Einstein, qui fut effacée de l’histoire scientifique à laquelle elle a participé car son mari et sa maternité l’ont assignée à la maison. La société de leur époque le permettait. Cf. Laurent LEMINE, Mileva et Albert Einstein : les secrets d’un couple, Paris, Tallandier, 2023. La liste à Mileva du 18 juillet 1914, p. 126-127 en dit long. ↩︎